#9 Journal d’Ulysse, l’as du confinement

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Le fond de l’air a fraîchi, dirait-on, car ce matin L’AUTRE a remis en marche le radiateur en fonte. A moins que ce soit pour mon confort exclusif, mais je n’ose le croire. Toujours est-il que c’est une excellente initiative : j’aime ce radiateur d’un amour sans faille, il a exactement la largeur requise pour accueillir mon reposoir-grattoir. 14 euros 50 le grattoir, m’a précisé L’AUTRE qui est parfois un peu près de ses sous. Comme dit si bien un British Shorthair de mes amis, it’s worth every penny, old pal. Revenons à la question du radiateur, si vous le voulez bien. Si L’AUTRE m’aimait vraiment, il ferait installer le même équipement en Normandie car les radiateurs sont là-bas sont d’une minceur scandaleuse, totalement inadaptés à l’accueil d’un chat dans la plénitude de ses formes. Quant aux hamacs amovibles, ils sont tellement instables que c’en est ridicule. Limite dangereux, au point que j’oserais à peine y déposer un nouveau-né…

 » – Ça fait 10 minutes maintenant Ulysse et  je fatigue un peu. Je pense que tu as ta dose de papouilles pour la journée, ose prétendre L’AUTRE. Quand il s’agit de se défiler, il n’est jamais à court d’excuses. 

– Et l’épaule droite, si elle veut profiter de la brosse, il faut qu’elle s’approche ?

– Mets-y un peu du tien, Ulysse, tu es vautré comme une grosse vache, je ne vais tout de même pas être obligé de commander un treuil sur Amazon !

– Remonte un peu entre les épaules, veux-tu. Hmm, c’est déjà mieux. 

– C’est bon maintenant, je peux disposer ?

– Ton planning est si chargé pour que tu sois pressé de partir? Tu crains un embouteillage dans la salle de bains, un accident voyageur dans le couloir ?

– Normalement, à cette heure-ci, je devrais être à la librairie en train de faire l’inventaire.

– Tu dis toujours que ce truc te gonfle. Cette année, alors que tu as une excuse rêvée pour ne pas le faire tu trouves encore le moyen de te plaindre.

– Tu sais trouver les mots justes pour me réconforter. Cette capacité d’empathie, c’est peut-être le trait de caractère que je préfère chez toi.

– Au lieu de te lamenter, travaille plutôt une proposition de lectures. La journée est déjà bien entamée, et parti comme cela tu ne vas même pas avoir le temps de lire le journal. 

– Journal, journal…tiens, pourquoi pas une liste de journaux intimes ?

– T’as rien de plus chiant ?

– Tu es vraiment un chat d’une inculture crasse, il y a des textes magnifiques !

– Cher journal, gnagnagna. Pourquoi pas un best-of de Christine Angot ? Non, écoute, les gens en ce moment, ils ont besoin de bonnes nouvelles. APPORTE-LEUR DE BONNES NOUVELLES. Des petites choses sympathiques qui se grignotent tout au long de la journée, avant la gamelle du soir.

– Tu es un génie, Ulysse !

– Je sais et sans vouloir te mettre la pression, j’ai comme un petit creux… »

Grâce à Ulysse, voici donc toute une liste de bonnes nouvelles, dans des genres et des styles volontairement très différents.

"Olive Kitteridge" d’Elisabeth Strout : 

Une prof de maths âgée et obèse, même pas sympathique et qui habite Ploucville… D’après vous, ça fait un bon protagoniste ? Entre les mains d’Elisabeth Strout, le résultat est très convaincant. Personnage central ou simple silhouette, Olive Kitteridge est le fil rouge de ce recueil de nouvelles original et attachant. Il y a une grande humanité dans la description des personnages, qu’il s’agisse de la chanteuse de jazz du club local, de la jeune fille anorexique qu’Olive couve comme un poussin, où d’Henry, le mari d’Olive, une crème d’homme. Cela donne un excellent recueil, le personnage d’Olive gagnant en densité au fil de la lecture de nouvelles qui ne sont pas présentées par ordre chronologique, même si elles couvrent une période d’une trentaine d’années. J’ignore si c’est une volonté de l’auteur ou de l’éditeur, mais ce choix, un peu déroutant au début se révèle une bonne idée. L’autrice était à peu près inconnue en France quand j’ai lu ce recueil en 2010, et elle le reste largement aujourd’hui. J’ai appris en discutant avec des clientes d’origine anglaise et américaine qu’Elisabeth Strout bénéficiait d’une certaine notoriété dans les pays de langue anglaise. Olive Kitteridge a d’ailleurs obtenu le Prix Pulitzer en 2009. C’est décidé, je fais une pile dès qu’on rouvre la librairie, pour le faire apprécier du plus grand nombre. Le recueil disponible en poche et bien sûr aussi en livre électronique. Les autres livres de E. Strout que je connais (deux) reprennent le personnage d’Olive Kitteridge mais dans mon souvenir ils sont moins bons.

"Propriétés privées" de Lionel Shriver

Pas de chance pour l’autrice (oui Lionel est une femme) de "Il faut qu’on parle de Kevin", son recueil de nouvelles a paru fin février 2020. Autant dire qu’à peine sorti, le bouquin est en état de mort commerciale et c’est dommage parce que ce recueil est une vraie réussite. Pour ce recueil très abouti Shriver a choisi des formes assez différentes, allant de la novella à la nouvelle courte. Je n’ai plus le livre sous le coude, mais je crois me souvenir qu’il y a une dizaine de textes, dont deux font une bonne centaine de pages. Ceux-là comptent d’ailleurs parmi les plus réussis. Ce qui fait le lien entre ces différentes fictions, très différentes entre elles, c’est le sujet, « la propriété » pris dans son acception la plus large. Le rapport au sentiment de propriété permet à Shriver d’explorer toute la gamme des travers et des passions humaines, ses mesquineries, ses petitesses, mais aussi l’espoir parfois d’une rédemption. C’est sorti chez Belfond (pas en poche, donc)  c’est un bon gros recueil de pas loin de 500 pages, et de mon point de vue, il est convaincant de bout en bout.

"Manuel à l’usage des femmes de ménage" de Lucia Berlin

C’est curieux, j’étais persuadé avoir rédigé une chronique pour le site de la librairie au moment de la sortie en poche du bouquin, il y a deux ou trois ans. J’ai beau faire des recherches, apparemment, il n’en est rien. Erreur coupable de ma part, car s’il me fallait retenir un recueil qui tranche sur la riche et souvent pertinente production étatsunienne en matière de nouvelles, je choisirai sans doute celui-ci. J’adore les nouvelles et surtout celles des auteurs étatsuniens, qui sont LE pays de la nouvelle, il n’y a pas à ergoter sur ce point. J’en lis régulièrement, 5 à 10 recueils par an, j’ai mes collections fétiche (Terres d’Amérique en tête) et la plupart du temps je prends plaisir à ces lectures. Mais j’avoue que souvent, quelques années après leur lecture, j’ai tendance à confondre un recueil avec un autre, tout ça finit par se ressembler un peu. C’est peut-être lié au choix des sujets, certainement au fait que la littérature fait l’objet d’un enseignement dans les facultés américaines, que le premier recueil de nouvelles (et on publie beaucoup de premiers recueils) a un petit goût d’atelier d’écriture. Je ne connais rien à ce type d’enseignement, j’imagine que les avantages sont nombreux, cela permet aux plus talentueux de gagner du temps et d’éviter les erreurs inhérentes aux débutants mais il peut y avoir un risque de formatage, de soumission aux modes. Une chose est certaine, vous n’oublierez jamais les nouvelles de Lucia Berlin. Toutes ne m’ont pas plu, toutes ne vous plairont pas, mais il y a une authenticité, un vécu qui font qu’elles sont à nulles autres pareilles. "Manuel à l’usage des femmes de ménage" rassemble des textes écrits sur plusieurs dizaines d’années, presque tous nourris de l’expérience personnelle de l’autrice qui en a pas mal bavé et a lutté pratiquement toute sa vie contre son addiction. Une nouvelle en particulier parle de la dépendance à l’alcool de manière absolument bouleversante. Une quarantaine de nouvelles en tout, dont on peut avoir l’impression qu’elles sont agencées de bric et de broc (elle reprend des personnages à des années de distance en se trompant de nom, suis-je le seul à l’avoir remarqué ou est-ce moi qui fait erreur ?). Cela parle de pas grand-chose, parfois, mais cela dit l’essentiel et c’est le propre des grands écrivains.

"Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir" de Cookie Mueller

“On aurait tant aimé la connaître“. C’est ce que dit la quatrième de couverture et c’est aussi la conclusion qu’on tire, une fois refermé ce récit autobiographique qu’on aura dévoré d’une traite. Actrice du réalisateur John Waters, photographiée à maintes reprises par Nan Goldin, voisine de palier de Janis Joplin, Cookie Mueller fut une figure du New-York underground des années 70 et 80, bien oubliée aujourd’hui. Une personne très attachante -cela transparaît à chaque page- et une très bonne raconteuse d’histoires. Jeune femme pleine d’énergie, de finesse, de drôlerie et pas mal trash aussi, Cookie Mueller fait dans ce bouquin le récit d’une quinzaine d’expériences personnelles trop dingues pour avoir été totalement inventées ou s’être réellement déroulées telles quelles ! Rencontres improbables, voyages catastrophes, tournages déjantés… Elle garde la tête haute dans l’adversité, et toujours une sorte de détachement amusé même quand la situation part en vrille, c’est à dire souvent. C’est le témoignage irrésistiblement drôle d’une jeune femme hors normes, qui a vécu intensément et a parfois payé cette liberté au prix fort. Le livre est disponible en format poche (10/18). Un deuxième tome, également très plaisant ("Comme une version arty de la réunion de couture") est sorti en 2019 aux éditions Finitude.

"La marche royale" d’Andreas Latzko

Une seule nouvelle dans ce petit opuscule, mais quelle nouvelle ! Nos amis de La Dernière Goutte nous proposent de découvrir un véritable petit bijou qu’on doit à l’écrivain austro-hongrois d’expression allemande Andreas Latzko (1876-1943). "La marche royale" fait le récit de la rencontre entre deux hommes, un Italien et un Allemand, au sortir de la première guerre mondiale. Un artisan, un ouvrier happés par le conflit, qui combattirent dans deux camps ennemis et qu’une quête identique amène à se trouver. Naît une amitié forte, immédiate entre ces deux hommes mutilés, abîmés par la guerre. Un grand récit humaniste, court mais intense qui dit l’horreur de la guerre et de la passion nationaliste. Poignant et superbe !.

"Ce que nous avons perdu dans le feu" de Mariana Enriquez

Voici douze nouvelles sans lien entre elles mais qui présentent toutes un -terrible !- air de famille… Alors qu’elles semblent ancrées dans un quotidien trivial et donnent tous les gages de la normalité, les histoires de Mariana Enriquez basculent dans un univers bizarre, fantastique et/ou carrément angoissant. Basculer est d’ailleurs un terme impropre, et souvent on se surprend à guetter en vain le moment exact où s’opère ce glissement vers le fantastique. Cela donne une mesure du talent de Mariana Enriquez et lui fait un point commun avec Julio Cortazar, le grand auteur argentin auquel certains critiques élogieux comparent cette nouvelle auteure. Une chose est certaine, il s’agit là d’un des recueils de nouvelles les plus marquants que j’ai pu lire ces dernières années. Si elle s’inscrit dans une “tradition latino-américaine” du récit fantastique, l’auteur y donne aussi la preuve d’une vraie originalité, bien servie par une écriture percutante et une vraie touche d’humour. Hautement recommandable, donc. Aux éditions du sous-sol, et jamais sorti en format poche.

"Effets indésirables" de Larry Fondation 

Larry Fondation est travailleur social à Los Angeles, médiateur de quartier. Il écrit sur la ville qu’il connaît, les petites gens, les paumés, et on imagine que ses textes doivent beaucoup à son expérience personnelle. Fiction et/ou témoignage, à vrai dire peu importe, l’auteur emporte le morceau grâce à une écriture sèche et nerveuse, les textes sont courts, voire très courts et l’ensemble tient sans doute davantage du kaléidoscope que du recueil de nouvelles « classique ». Plus qu’un souvenir précis des multiples histoires et instants de vie qui jalonnent ce livre, me reste la sensation de la tension et de l’électricité qui irriguent ces textes. C’est sorti chez Tusitala, les bouquins antérieurs de Larry Brown sont publiés chez Fayard.

"Incandescences" de Ron Rash 

Rash est connu des lecteurs français en tant que romancier, mais il est aussi poète, une dimension qu’on perçoit dès la lecture de la première nouvelle du recueil et cette impression ne nous quitte plus. Les 12 histoires qui composent "Incandescences" (son premier recueil traduit) se passent toutes dans les Appalaches, cette région de vieilles montagnes de l’Est des Etats-Unis, où les gens semblent ancrés à leur terre, génération après génération. Une région où la vie reste rude, où elle l’a toujours été. Rash nous y balade, à travers les époques. Si la plupart des nouvelles ont pour cadre une Amérique contemporaine, d’autres nous parlent de la guerre de Sécession, de la grande dépression des années 20 sans qu’on ait l’impression que ce bout d’Amérique ait tant changé. La drogue, la misère, l’isolement et le violence qui en découle… les thèmes abordés par Ron Rash sont ceux d’autres auteurs américains (Woodrell, Offutt…) qui nous parlent de l’Amérique rurale contemporaine, mais Ron Rash le fait avec un ton, et une poésie justement, qui n’appartiennent qu’à lui. C’est noir, certes, mais je vous garantis que vous ne regretterez pas votre lecture.

"Knockemstiff" de Donald Ray Pollock 

Ça , c’est pour ceux qui l’auraient acheté et toujours pas lu, car le bouquin est épuisé, même en livre électronique apparemment. Pour vous donner des regrets, je copie-colle la notule publiée sur le site il y a une dizaine d’années. Sachez toutefois que les deux romans qui suivirent sont également très recommandables… et commandables, surtout, que ce soit en poche ou en version électronique.  Knockemstiff, c’est un ensemble de 18 nouvelles, assénées comme autant de coups de poing, par un “jeune” auteur de près de 60 ans, dont c’est le premier recueil. Recueil au drôle de titre, d’ailleurs, qu’on peut approximativement traduire par “Casse-leur la gueule”. Knockemstiff est un bled paumé de l’Ohio, peuplé de petits blancs et c’est aussi le théâtre où se déroulent les drames misérables, violents et sordides des nouvelles qui font ce recueil. "Knockemstiff", c’est aussi là où habite Pollock : l’endroit existe « pour de vrai ». La prose de Pollock plaira à ceux d’entre vous qui aiment Harry Crews, Palahniuk, Bukowski éventuellement. Peu de chances que l’auteur ait touché une bourse de l’Etat de l’Ohio pour boucler son recueil, tant les habitants apparaissent sous un jour peu favorable. Niveau ambiance, c’est un peu "Délivrance", en plus violent et plus fruste, pour vous donner une idée. C’est dur, c’est violent mais c’est vraiment bien.

"Fendre l’armure" d’Anna Gavalda

Je n’ai pas le plaisir de connaître Anna Gavalda, mais je suis sûr que c’est quelqu’un de très bien. Découverte par Le Dilettante, elle a connu un succès immédiat et est restée fidèle à l’éditeur de ses débuts alors qu’on a dû lui faire des ponts d’or à droite et à gauche. Je suis donc enchanté de glisser dans cette liste son deuxième recueil de nouvelles (j’avais déjà bien aimé le premier « Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part »). 7 histoires, pour autant de parcours personnels au plus près des personnages et de leurs émotions. Beaucoup de tendresse, des histoires poignantes, ben ouais, c’est très bien, les nouvelles d’Anna Gavalda.

"Singe savant tabassé par deux clowns" de Georges-Olivier Châteaureynaud

Châteaureynaud est un romancier et nouvelliste français auteur d’une œuvre importante, mais je l’ai découvert seulement à la lecture de ce recueil qui lui valut le prix Goncourt de la nouvelle en 2005 (Grasset, réédition en poche chez Zulma en 2013). Poétique, onirique, fantastique, je me souviens m’être délecté à la lecture de chacune des nouvelles de ce recueil, il y a maintenant pas loin de 15 ans ! 

"Le traducteur kleptomane" de Dezsö Kosztolanyi

Sous ce nom difficile à orthographier se cache l’un des écrivains hongrois majeurs du siècle dernier. Des histoires tout à tour drôles, grinçantes, à la lisière du fantastique et toujours loufoques. Un grand moment de plaisir. En poche, chez Viviane Hamy.

 

 

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