S comme… STAGIAIRE

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Des jeunes qui-n’en-veulent, on en veut !

Puisque grâce à la magie de l’internet, l’audience de ce site déborde aujourd’hui des limites du 19ème arrondissement, qu’elle s’étend de l’autre côté du périphérique et atteint des contrées sauvages et reculées, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler à ceux et celles qui nous connaissent par l’entremise de ce blog que notre librairie est cernée par les collèges.

De ce fait, nous constituons une cible de choix pour les élèves des classes de 3ème, lors de la grande transhumance annuelle qui les mène de commerce en bureau à la recherche d’un lieu d’accueil où réaliser le fameux « stage en entreprise », avatar moderne du service national, puisque l’ensemble d’une classe d’âge y est soumis .

Rappelons en quelques mots le principe de ce stage. Le collégien(ne) de 3ème est cruellement arraché(e) à son smartphone pour être plongé(e) dans le grand bain de la vie professionnelle, histoire d’y tremper un orteil pour voir l’effet que ça fait. L’immersion dure une semaine et doit permettre au collégien de prendre conscience du quotidien d’une entreprise. Arriver à peu près à l’heure, ne pas occuper la chaise du chef à la place du chef, tenir la porte aux vieilles dames, apprendre à partager ses Petits Lus, le genre de choses qui fait de nous des êtres civilisés.

La difficile sélection des stagiaires

Avec le nombre de demandes que nous recevons tout au long de l’année (avec un pic en février) nous pourrions sans problème pratiquer l’élevage industriel de stagiaires en batterie, ce qui toutefois n’entre pas dans nos projets, pas tant que l’Union Européenne ne proposera pas des subventions au moins égales à celle offertes pour l’élevage des bêtes à cornes. Dès lors se pose la question : quel collégien prendre et sur quels critères faire ce choix ? Comme demander un CV à des gamins de 13 ans ou faire passer des entretiens d’embauche me semble légèrement grotesque, c’est la bonne vieille méthode du « premier arrivé, premier servi » qui s’applique dans toute sa rigueur. Ce qui en définitive n’est pas plus ridicule que la graphologie, la numérologie, l’astrologie ou la dernière lubie à la mode que les cabinets de recrutement facturent à prix d’or à leurs crédules clients. Par rapport aux techniques précitées, mon système a l’avantage de l’antériorité puisqu’il fut utilisé dès le 6ème siècle par l’Empereur Anastase qui désigna ainsi son successeur, lequel ne s’avéra pas pire qu’un autre (*). Pour être tout à fait honnête, reconnaissons que ce système efficace et juste n’exclut pas une judicieuse dose de piston, pratiqué pour des raisons familiales, amicales ou même commerciales. Mais n’est-il pas justement formulé sur les documents de liaison que me remettent les collégiens que le stage doit permettre de leur donner « une première approche de la vie en entreprise » ? Qui prétendra sérieusement qu’une bonne compréhension du principe du piston aille à l’encontre de cet objectif pédagogique ?

Le choix cruel étant fait, c’est en moyenne trois stagiaires de 3ème que nous accueillons chaque année. Nous venons ce mois-ci de « finir » ce qui doit être le vingt-deux ou vingt-troisième stagiaire et attendons la prochaine de pied ferme.

23, c’est un nombre suffisant, me semble-t-il, pour tirer quelques leçons, dégager des constantes et essayer de proposer une petite typologie.

L’ingénu(e). C’est plutôt un garçon, et il habite à moins de 5 minutes de la librairie. C’est d’ailleurs pour le côté pratique qu’il a posé sa candidature. Une raison qui en vaut une autre et qu’il donne en toute innocence. Et puis, la librairie, c’est moins dangereux que la boucherie et moins salissant. D’ailleurs la boucherie ne prend pas de stagiaire. Il le sait car il s’est fait les magasins de la rue un par un, et que le boucher, c’est justement notre voisin. Si nous le refusons, l’ingénu poussera jusqu’au pressing d’à côté. La persévérance est une de ses qualités. De même que l’honnêteté. L’ingénu n’essaie pas de se faire passer pour le lecteur forcené qu’il n’est pas, mais vu qu’il se trouve maintenant dans une librairie et qu’il a bon esprit, il est bien décidé à s’intéresser à la vie de notre petit commerce. Il ne rechigne à aucune tâche, et peut même se révéler tout à fait intéressé. Il en est alors le premier surpris. Sa tâche préférée : le classement des mangas par numéro, la vérification des stocks de mangas, qu’il accomplit avec zèle et sérieux. Il est content d’arriver le lundi et tout aussi content de repartir le vendredi. L’un dans l’autre, tout le monde, stagiaire et libraires a passé un agréable moment. La famille des ingénus constitue le gros des troupes de stagiaires, la majorité silencieuse.

Le dilettante. En règle générale, le stage de 3ème a lieu juste avant les vacances. Mais pour le dilettante, le stage de 3ème c’est déjà les vacances. Je dis le dilettante, car si la version féminine existe, nous ne l’avons pas encore rencontrée. Le dilettante est plus sûr de lui que l’ingénu, ce qu’on vérifie par sa maîtrise précoce du pipeau, pratique qu’il portera à la hauteur d’un art dans quelques années, par la fréquentation d’une école de commerce. Le dilettante nous a choisi entre toutes les possibilités qui s’offraient à lui, et n’envisageait pas un instant de faire son stage dans un autre endroit, parce ce que nous le valons bien. C’est en tout cas ce qu’il nous dit en déposant sa candidature. La tâche préférée du dilettante est de tenir la caisse. C’est ce qui lui paraît le plus proche du rôle qu’il mérite : chef d’orchestre, en pleine lumière. Tenir la caisse offre l’avantage non négligeable de lui permettre d’utiliser la douchette-scanneuse de code-barres dont le maniement est pour lui une source de jeux, de joie et d’étonnement infinis.

La passionnée. C’est toujours une fille. Pas étonnant, car à 13 ou 14 ans, elles représentent au bas mot 90% des lecteurs réguliers. J’entends par lecteur régulier les boloss (**) qui trouvent que les lectures que donne la prof, c’est pas suffisant et trouvent fun de s’envoyer 3 ou 400 pages sans image, sans baston, sans Naruto, sans rien, quoi. La passionnée compte les jours qui la séparent des débuts de son stage, revient plusieurs fois pour être bien sûre qu’on ne l’a pas oubliée. Une fois dans la place, elle n’hésite pas à faire du rab’. On est presque obligés de la mettre dehors le soir. Sa tâche préférée ? Toutes, sans exception. Son objectif, c’est de comprendre notre travail en long, en large et en travers. D’où une incessante batterie de questions. Avec elle, c’est bien simple, c’est nous qui avons l’impression de passer un examen.

L’expert. Si les petits cochons ne le mangent pas en route, il entrera à Polytechnique un jour, car il a déjà compris le mot d’ordre de cette noble institution « La première fois tu m’expliques, la fois suivante c’est moi qui te dis comment faire ». Avec lui ou avec elle, vous bénéficiez d’un consultant à l’oeil. Libre à vous d’en tirer parti, il est là pour cela. Il n’hésite pas à vous conseiller dans votre stratégie d’achat, à interrompre le représentant qui présente ses nouveautés, « Pourquoi tu prends pas ce bouquin ? ça a l’air très bien ». L’expert est en général ravi de son stage et il ne doute pas que ce fut un grand moment pour nous. Au moment de vous quitter, il a tout de même un petit pincement au cœur : comment diable allez-vous bien faire pour vous en sortir sans lui ?

Je m’en voudrais de terminer ce petit laïus sans vous entretenir d’un phénomène curieux mais que j’observe de manière systématique. Je crois utile de préciser que je ne fais pas partie des vieux schnocks sortis de l’école depuis 30 ans et qui critiquent toute nouveauté et disent systématiquement que c’était mieux avant (moi, je me contente de penser que c’était mieux avant). Mais bon, il faut le dire, il faut l’écrire, les choses filent en quenouille.

Je ne parle pas de l’orthographe, bien sûr, qui n’est qu’une survivance rigolote et un peu désuète, un peu comme la pince à sucre, c’est amusant mais on peut vivre sans. De toute manière, je m’empresse de rassurer les parents dont la progéniture fait preuve d’une orthographe créative, on peut faire carrière sans. Même dans l’édition. J’en veux pour preuve les courriels adressés par certains directeurs commerciaux de maisons d’éditions de premier plan, que seules la charité, la crainte de possibles rétorsions commerciales et aussi une certaine forme de lâcheté m’interdisent de nommer. Fermons la parenthèse. C’est de l’ordre alphabétique dont je veux causer. Parce qu’à l’instar du gypaète barbu, il est sérieusement menacé de disparition. Le A, le B ça va, c’est après que ça se complique. Chacun a sa propre idée sur l’ordre à respecter. Ce qui explique le temps que nous mettons à mettre la main sur les commandes (mal) rangées à votre nom dans l’armoire derrière la caisse. On voit des choses surprenantes, vraiment. Mais bon, quand je vois la vitesse avec laquelle ils apprennent à se servir du bouzin informatique qui nous sert à faire à peu près tout, instrument avec lequel j’entretiens encore des relations distantes après bien des années d’utilisation, je fais moins mon malin. Comme quoi, le stage de 3ème, c’est bien utile, et pas que pour les élèves de 3ème.

(*) page 65 de L’écriture du monde, l’excellent roman que François Taillandier vient de faire paraître chez Stock.

(**) une sorte de blaireau 2.0

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